La musique occupe une place centrale dans l’œuvre de Marcel Proust, et rares sont les écrivains qui ont su la capter avec autant de profondeur. Dans Proust musicien, Jean-Jacques Nattiez explore cet aspect fascinant et complexe de l’œuvre proustienne, à travers une analyse qui mêle littérature, musicologie et sémiologie.
Publiée en mai 2024 par les Presses Universitaires de Montréal, cette troisième édition actualisée reprend et enrichit une étude initialement parue en 1984, suite aux séminaires de Nattiez sur la correspondance des arts. Avec cette édition révisée, Nattiez nous offre une nouvelle compréhension de la poétique musicale de Proust, grâce à des sources et des manuscrits qui n’étaient pas accessibles au moment de la première publication.
Une exploration du mythe Vinteuil
La figure de Vinteuil, ce compositeur fictif au cœur de La Recherche, incarne la complexité du lien entre musique et littérature chez Proust. Dans cet essai, Nattiez répertorie et analyse avec minutie les œuvres attribuées à Vinteuil, telles que la fameuse Sonate pour violon et piano ou le Septuor, qui fascinent les lecteurs au point de les rendre presque tangibles. Cette quête d’authenticité est poussée à tel point que même le Conservatoire de Paris a dédié une salle au nom de Vinteuil, aux côtés de salles nommées d’après des compositeurs bien réels comme Rameau et Debussy.
Nattiez nous invite à voir au-delà de la fiction pour explorer comment la « petite phrase » de Vinteuil, motif musical central dans le roman, traduit les émotions complexes de Swann, personnage central de Du côté de chez Swann. À travers cette phrase musicale, Proust semble donner une voix à des émotions inexprimables par des mots seuls. Nattiez décrit ainsi un véritable mythe proustien, où la musique devient l’âme de la narration et révèle des vérités profondes sur les personnages et les situations.
Une analyse sémiologique et poïétique
Cette troisième édition de Proust musicien va plus loin que les précédentes en présentant l’essai comme un véritable ouvrage de sémiologie musicale. En s’appuyant sur le modèle tripartite de Jean Molino, qui distingue entre le niveau neutre, le niveau du langage, et le niveau symbolique, Nattiez déconstruit l’approche de Proust vis-à-vis de la musique, la plaçant au cœur de l’acte créateur. La progression de l’auteur à travers les sept romans de La Recherche montre une compréhension croissante de la musique comme moyen de révéler des émotions refoulées et de sonder la psyché de ses personnages.
L’approfondissement de l’analyse critique de Nattiez révèle ainsi une poïétique proustienne – un art de créer qui va au-delà du texte pour embrasser les résonances de la musique. En décrivant comment chaque personnage vit et ressent la musique, Nattiez montre que Proust utilise les concerts et les expériences musicales comme des outils narratifs puissants. La musique devient le reflet des aspirations et des doutes des protagonistes, exprimant leurs pensées intérieures avec une acuité que seul le langage musical semble pouvoir atteindre.
Entre Schopenhauer et Parsifal : Proust, philosophe de la musique
L’essai établit un lien saisissant entre l’esthétique proustienne et la philosophie d’Arthur Schopenhauer, pour qui la musique est une expression transcendante de la réalité. Nattiez montre comment cette vision se traduit chez Proust, pour qui la musique est à la fois un chemin vers la vérité intérieure et un miroir des émotions humaines. En évoquant le parallèle entre Parsifal de Wagner et La Recherche, l’auteur éclaire la profondeur spirituelle que Proust attribue à la musique, la considérant non pas comme un simple art, mais comme un moyen d’accéder à une vérité ultime.
Un ouvrage pour initiés et mélomanes
Bien que cet essai s’adresse surtout aux passionnés de Proust et aux mélomanes avertis, il offre une porte d’entrée inestimable vers la richesse de l’univers proustien pour ceux qui en sont familiers. Le retour en librairie de cette œuvre majeure, même dans une forme peu modifiée par rapport à la dernière édition de 1999, est un événement à ne pas manquer. Bien que certaines critiques de l’auteur auraient pu être révisées à la lumière de recherches plus récentes, telles que celles de Cécile Leblanc, qui défend l’exactitude des références musicales de Proust, cette troisième édition demeure un enrichissement précieux.