La phrase pourrait être posthumement de Proust. Il est mort relativement jeune — 51 ans — et la mort est éternelle. Ce jour anniversaire de son décès nous le rappelle.
Trois portraits du défunt sont réalisés sur son lit de mort : le premier est une pointe sèche par Paul-César Helleu ; le deuxième, un dessin par André Dunoyer de Segonzac et le dernier une photographie par Man Ray.
À cette époque, il était classique de vouloir saisir les traits d’un cadavre. Ce n’est qu’un siècle plus tard qu’un cliché fera scandale, courageusement non revendiqué : celui de François Mitterrand, sur son lit de mort avenue Frédéric-Le-Play, à Paris, et que Paris-Match publiera.
Avant Proust, par exemple, Hugo ou Zola ont été immortalisés par un photographe.
Pour Marcel, entrons dans sa chambre du 5e étage du 44, rue Hamelin, ce 18 novembre 1921 après-midi. À se trouvent le docteur Bize, son confrère Babinski appelé en renfort, Robert Proust, Odilon Albaret (envoyé le matin chercher de la bière frappée à l’Hôtel Ritz) et Céleste, son épouse — qui n’a jamais failli.
L’écrivain prononce ses derniers mots conscients à 15 h. Son frère le soulève doucement sur les coussins : — Je te remue beaucoup, mon cher petit, je te fais souffrir. — Oh ! oui, mon cher Robert. » Un peu plus tard, il aurait murmuré « Maman » — ce que Céleste conteste.
La mort l’emporte à 17 h 30 et c’est son frère qui lui abaisse les paupières.
L’abbé Munier est envoyé chercher, mais il est cloué au lit et ne pourra venir que le lendemain.
Prévenu, Reynaldo Hahn est le premier sur place, où il téléphone aux amis ou leur envoie un pneumatique.
Selon Céleste, Paul Morand et Alexandre Astruc arrivent en fin d’après-midi et Fernand Gregh, peu avant minuit, qui veille le corps pendant que Reynaldo se repose.
Les obsèques ayant été fixées au mercredi, avec la mise en bière la veille, le corps de Proust est visible pendant près de trois jours.
Dès la mort constatée, le lit a été débarrassé des journaux, papiers et d’un numéro de la N.R.F avec une note griffonnée dessus qui l’encombrent. Robert passe une chemise de nuit propre à son frère aîné. Céleste veut joindre les mains de son maître et entourer les doigts d’un chapelet rapporté par Lucie Faure de Jérusalem. Selon la servante, Proust en aurait exprimé le vœu mais elle ne le dit pas, et Robert s’y oppose : « Non Céleste. Il est mort au travail. Laissons-lui les mains allongées. » À la demande du professeur, elle coupe deux mèches de cheveux, une pour lui, une pour elle.
La procession est ininterrompue devant le mort, un bouquet de violettes de Parme sur la poitrine.
Premier à venir rendre hommage au défunt, selon Céleste, Lucien Daudet, ancien amant. Il dit voir sur son visage un sourire de victoire et à Robert Proust : « Il nous a tous dépassé de plus d’un siècle. On ne peut plus rien faire après lui. »
Se succèdent :
Marthe Proust, épouse de Robert, et Suzy, sa fille ;
Robert Dreyfus – il n’a pas le courage de voir le mort et repart ;
Anna de Noailles — avec le banquier Henri Gans, son amant, qui lui a annoncé la nouvelle. Elle trouve le visage du défunt fier et indolent, comme si la Mort n’avait pas réussi à attirer son attention (selon Painter) ;
La princesse Lucien Murat ;
Le marquis Georges de Lauris – il voit une bonté infinie ;
Robert de Billy – il remarque que chacun reste seul pour ne pas gêner la douleur des autres :
Valentin Thomas, cousin de Marcel, et sa sœur Marguerite ;
Edmond Jaloux – il trouve Marcel « plus mort que les autres morts — il était totalement absent » ;
Jacques Porel – il passe au doigt de Proust une bague avec un camée qu’Anatole France avait offert à Réjane, sa mère ;
Jean Cocteau – il observe les vingt cahiers du manuscrit de la Recherche empilés sur l’étagère de la cheminée, « continuant à vivre comme le bracelet-montre des soldats morts » ;
Céline Cottin – non sans malice, elle remarque qu’il est « maigre et blanc comme toujours, jambes comme deux allumettes, ça n’a pas beaucoup changé » ;
Aucun biographe ne signale la venue de François Mauriac ; mais lui, si : » « Un homme qui donnait vraiment l’impression d’un dépouillement total … On peut dire que c’était ce qui restait de quelqu’un qui avait laissé son œuvre le dévorer jour après jour. » Il précise avoir vu, « sur une enveloppe souillée de tisane, les derniers mots illisibles qu’il ait tracés et où seul était déchiffrable le nom de Forcheville ».
Enfin, alors que l’abbé Munier récite des prières, deux religieuses sont là en permanence.
Helleu a connu Proust par l’entremise de Robert de Montesquiou et l’inspirera pour le personnage du peintre Elstir. Le matin même, il a rencontré René Gimpel, ami des deux, et lui dit que l’après-midi, il va effectuer ce dessin : « C’est la famille, le frère, qui me l’a demandé. Ce n’est pas drôle, quelle horrible besogne » — mais, visiblement, il n’en pense pas un mot.
Selon Céleste, Proust avait souhaité qu’à sa mort, il soit appelé pour réaliser son portrait. Il ne peint plus à cause de sa vue déclinante et fait une pointe sèche, refusant l’offre de Céleste d’ouvrir les volets, craignant que l’air du dehors n’affecte l’état du corps. Il travaille pendant deux heures à la lumière électrique. Deux épreuves seront tirées. L’artiste offre l’une à Robert, disant qu’il regrette de n’avoir pas pu mieux faire et que le cuivre serait détruit.
Le 22, il confiera : « Oh ! c’était horrible, mais comme il était beau ! Je l’ai fait mort comme un mort. Il n’avait pas mangé depuis cinq mois, sauf du café au lait. Vous ne pouvez pas imaginer comme ce peut être beau, le cadavre d’un homme qui n’a pas mangé depuis ce temps-là ; tout l’inutile a fondu. Ah ! il était beau, une belle barbe noire, drue. Son front, à l’ordinaire fuyant, s’était bombé. »
En partant, Helleu croise André Dunoyer, sollicité, lui, par Cocteau qu’il a connu un avant auparavant, mais cela n’a pu se faire qu’avec l’accord de Robert. Il réalise un dessin à la plume et à l’encre noire sur un bristol.
« Pour Madame Claude Roger-Marx [Florestine Caroline Nathan]. Croquis que j’ai fait d’après Marcel Proust sur son lit de mort. En hommage et en souvenir de l’affection que vous aviez pour lui. A. Dunoyer de Segonzac. »
C’est enfin Man Ray (nom d’artiste d’Emmanuel Rudnitsky) qui arrive, lui aussi à la demande de Cocteau. Le photographe dadaïste américain, ignore qui est Proust mais il a déjà réalisé, non sans déplaisir, ce genre de clichés posthumes. Sur celui-là, on voit bien que paupière est incomplètement abaissée.
L’épreuve sur papier au gélatino-bromure d’argent, n’a eu que trois tirages originaux : un pour la famille, qui refuse toute communication du cliché à la presse, un pour Cocteau et un pour l’auteur.
Deux interrogations : le sculpteur Robert Wlérick est-il aussi venu ? Seul Painter l’affirme, et y a-t-il une autre photo, signée Paul Morand ? Dans Le Monde du 23 février 2001, François-Marie Banier le cite : « Là, dans sa forte main de cavalier émérite, tourne la dernière photographie de Proust. « Marcel, sur son lit de mort ! C’est moi qui l’ai prise. Comme je suis maladroit, il n’y en a que cet exemplaire, le négatif a brûlé entre mes doigts au tirage. Mais regardez ces yeux de visionnaire : ils le mangent tout entier. »
Images ou pas, seuls ses mots rendent Proust éternel.