Inventer un patelin breton

Ah ça, pour être inventif, Proust est inventif…

Dans Le Côté de Guermantes, il rapporte le dialogue de deux soldats en garnison à Doncières sur le maréchal des logis Robert de Saint-Loup. L’un est un ancien, l’autre un bleu — licencié es-lettres ou bachelier, l’auteur lui-même hésite (voir la chronique d’hier Erratum : un parchemin égaré en chemin).

Du premier, Proust nous dit qu’il est « Breton, né dans un village qui s’appelle Penguern-Stereden ». Est-ce une précision intéressante, utile, nécessaire ? Aucunement, elle n’apporte rien. C’est juste pour faire joli, authentique. Le nom fleure bon la Bretagne. Un seul hic, le patelin est absent de la liste des communes de France.

Alors où le créatif Marcel a-t-il puisé ce nom ? Éléments de réponse :

Penguern est le nom d’une famille et d’un manoir de Lopérec, dans le Finistère.

Les armes de la maison de Penguern sont « d’or à trois pommes de pin de gueules, la pointe en haut, une fleur de lys de même en abyme » et leur devise « Doué da guenta » (Dieu d’abord).

Au XIVe siècle, Jean (dit Divarsoëz) de Penguern est un gentilhomme écrivain : « Généalogie de très haute, très puissante, très excellente et très chrestienne princesse et nostre sovvereine dame Anne, très illustre Royne de France et duchesse de Bretaigne, et les noms des Roys et Princes ses prédécesseurs, en droite ligne depuis la création jusqu’à présent, composée et extraite de plusieurs livres et chroniques par Divarsoëz Penguern, natif de Cornouailles, en l’honneur et louange de ladite dame ». Il est l’époux d’Amice de Kersauzon et est inhumé dans l’église de Lopérec.

Au XVe, Jean, duc de Bretagne, donne et octroie à « son bien aimé et feal ecuyer Jean de Penguern, en recompensation en partie des bons et agreables services qu’il luy avoit fait, tous et chacuns les heritages, terres, rentes et revenus autrefois appartenans à Guillaume de Pennanrun, mary de la sœur d’iceluy Penguern ».

Au XXe, Artus de Penguern est comédien et réalisateur.

Stricto sensu, aucune commune ne porte ce nom.

Il est en de même pour Stereden. Seul porte ce nom un village de vacances à Pleumeur-Bodou, dans le Finistère. Son propriétaire, Bertrand L’Hôtellier me précise que le mot signifie étoile et qu’une étoile de mer est le blason de la commune [en réalité, une étoile au-dessus des flots].

Proust invente donc de toute pièce la commune de Penguern-Stereden.

La Recherche comporte d’autres noms de lieux bretons, mais eux bien réels. Ainsi :

Du côté de chez Swann : Questembert, Pontorson, Lannion, Lamballe (Côtes-du-Nord), Benodet, Pont-Aven, Quimperlé.

À l’ombre des jeunes filles en fleurs : la Pointe du Raz, la Forêt de Brocéliande, Dinard.

Sodome et Gomorrhe : Pont L’Abbé, « C’est l’« eau », qui en breton se dit Ster, Stermaria, Sterlaer, Sterbouest, Ster-en-Dreuchen », dixit Cottard, « le pen gaulois qui signifie « montagne » et se retrouve aussi bien dans Penmarch que dans les Apennins (le même). Dinard, Loctudy, Brest, son tonnerre, Landerneau (son bruit), Rennes (le premier président de).

La Prisonnière : Josselin, le Léon.

La Fugitive : « Le nom de Cambremer lui plut, bien qu’il n’aimât pas les parents, mais il savait que c’était une des quatre baronnies de Bretagne » [dans la réalité, c’est en Normandie !]

Comme le diable, le génie se cache dans les détails.

Faire vrai avec du faux (et inversement), n’est-ce pas le principe même de la création littéraire ?